"..Marc Piano possède cette force tranquille de transformer une cruche en un animal du jurassique en l'espace de quelques détours magiques sur la sellette de son tour. Sorcier à ses heures, il sait s'échapper de sa condition de potier pour devenir dans la lumière et les ombres de son atelier un artiste plus que singulier. Il se dépasse, se transcende. Il a cette énergie d'aller au delà du langage de la terre en le transmutant dans des voies de traverses. Le bestiaire qu'il infante agrandit la palette de ses possibles, élargit son savoir-faire, peuple ses nuits d'aventures et de rêves planétaires. L'homme est lunaire. Il écrit des histoires avec des bouts de terre. Il y a dans lui un enfant qui fabrique ses peurs pour mieux vivre la vie.
Sa ménagerie composée de Spinisaurus, d’Anatotitans broutteurs ou de Torosaurus sont ses animaux domestiques nés d’une foldingue génération dite spontanée. Il en fait son cirque, son cinéma. Metteur en scène, il les dompte, cherche à les comprendre, les éduque. Il affectionne ses monstres et il les bichonne avec autant d’ardeur qu’une rentière esseulée caressant d’amour pervers son loulou toiletté sur la Promenade des Anglais. Les gueules ouvertes des ses créatures ressemblent à des casse-têtes indigènes océaniens.
À ses créations préhistoriques, quiconque d’ignare pourrait vite leur faire vite fait un “délit de sales gueules“. Syndrome de la terreur. Chiens de garde. L’envers du décor est tout autre. A mieux les regarder, on s’aperçoit que ces dinosaures de l’ère secondaire pré-vallaurienne, à la mâchoire carnassière et effrayante, ont quelque part au fond des yeux un brin d’humanité. Par métaphore, on peut dire que ces animaux carapacés aux couleurs rutilantes peuvent représenter la saga du genre humain pris dans le tumulte et le tourbillon de ses désastres et de ses espoirs.
Marc Piano, si le désir le prenait par la queue, Picasso n’est pas loin, a le profil à la Prévert pour se convertir en illustrateur de conte pour enfant. L’inventaire de son univers ludique s'y prête à merveille. Son atelier est une grande cabane ordonnée où le rêve se paie la réalité en monnaie de singe. Il a l’art de traverser les époques à la manière de Jules Verne, la barbe en moins. Du Jurassique à Apple Computer, il tisse des mondes avec sa terre pour notre plus grande joie. Un vrai porte-bonheur."
Texte (extrait) de Hector Nabucco
Le merveilleux est toujours beau, il n’y a même que le merveilleux qui soit beau
Qu’il décline le surréalisme au mode du fantastique ou de
l’enfance, André Breton pourrait tenir lieu de mentor à Marc
Piano, si ce dernier n’avait depuis longtemps déjà explosé tout
repère l’enfermant dans une quelconque filiation artistique.
Bien avant que l’air du temps n’en fasse un phénomène de
mode, le surnaturel selon Piano a transcendé les frontières de
la normalité, tandis que son bestiaire atteint à l’atemporalité
des chimères.
Imaginaire inquiétant ou malicieux sollicité dès le titre de
l’oeuvre, expressionnisme fantasque, figurations dignes d’un
trip gainsbourien au pays des papous et leurs totems, des
sorciers indigènes et leurs sarbacanes sacrifiant aux cultes
ancestraux, l’« homme de la terre », imperméable aux
agitations contemporaines, façonne avec tendresse l’histoire
de ces créatures qui frappent à la porte de ses rêves.
Cannois de naissance, vallaurien d’adoption, c’est en écho
à la biennale internationale Création contemporaine et
céramique de la « cité d’argile », fief des grands maîtres de
l’art, que Marc Piano présente à l’Espace Miramar de Cannes
sa Rétrospective 1995-2010.
De l’archaïque au visionnaire, du mastodonte à la bactérie,
de la fantasmagorie à l’ironie, des obsessions de l’enfance à
l’aventure en terre maorie, voici une invitation à un voyage
en bateau ivre, à goûter comme une odyssée envoûtée par
quelque rituel haka ou encore comme un drôle de drame
à la Prévert : « Moi j’ai dit bizarre, bizarre… comme c’est
étrange ! »
Bernard Brochand
Député-maire de Cannes
Marc Piano, le privilège de l’invention
Au diable l’avarice ! C’est bien dans un contexte opportun
et ancré dans un temps partagé avec la XXIe Biennale internationale
de céramique contemporaine de Vallauris, que
s’improvise à Cannes une présentation monographique des
oeuvres singulières du plasticien et céramiste vallaurien,
Marc Piano. Le village de Vallauris, qu’il enrichit de sa créativité
et qui est sien depuis son enfance, est certes un lieu
de prédilection, dans une Provence où se pratiquait dans
le passé, avec rusticité, une production recherchée autour
de la terre cuite vernissée. Car c’est depuis des temps immémoriaux
que résiste, en ces murs de mémoire un art
de tradition attaché à la poterie culinaire. Ce savoir-faire
ancestral résulte à la fois de la qualité d’une argile extraite
in situ, parmi les collines qui bordent Vallauris et les vallons
qui surplombent Sophia-Antipolis, mais aussi du savoir-faire
légué par de judicieux et fidèles artisans. L’âme d’alchimiste
qui régnait dans ce monde d’ouvriers est toutefois sublimée
par une maîtrise incontestable des cuissons flammées au
bois. L’art du feu, par magie, libère une argile gourmande,
qui absorbe comme une peau des couvertes onctueuses,
verrines aux couleurs vives de nature.
La fin du XIXe siècle verra l’application issue de cette tradition
distancée par la richesse créative et l’intense production
proposée par la famille Massier, principalement Clément,
Delphin et Jérôme. Ces trois protagonistes en leur temps,
grâce à l’expérimentation, l’innovation et l’éclectisme, sauront
traduire l’esprit de la poterie usuelle en une idée nouvelle,
qui requiert dans la forme, la notion intrinsèque d’objet
d’art, tout en clarifiant les fondements d’une nouvelle
esthétique. De cet élan salvateur, résultera une contribution
active au sein de l’art nouveau. C’est durant cette période
sensible qu’apparaissent les idées au travers desquelles se
projetteront les avant-gardes artistiques. Un esprit nouveau
est né, qui par son rayonnement, libère la céramique de
son enfermement, en faisant un art en reconnaissance et la
menant à terme vers son autonomie.
Malheureusement, entre les deux guerres, la production
vallaurienne issue d’une longue tradition est victime d’un
déclin. Dès lors, la ville subit une récession dans son activité
phare et les crises qui se succèdent provoquent la fermeture
de nombreux sites. À cela s’ajoute la découverte de nouveaux
matériaux usinés dans des alliages de métal ou issus
du pétrole, qui supplanteront et mettront en péril la production
culinaire, jusque-là réalisée en terre cuite vernissée.
Ces matières métalliques et plastiques issues des sciences
industrielles et qui s’imposent alors dans la modernité, sont
au coeur d’un choix opéré par une société de consommation
naissante, avide de nouveauté.
Vers la fin des années trente, la ville de Vallauris, comme
désertée de son peuple d’ouvriers artisans ne tardera pas
à renaître de ses fondements, grâce à la venue dans ses
murs d’une nouvelle génération de créateurs, d’artistes pertinents
et assoiffés de liberté, qui trouveront dans la cité
recluse dans le silence, des ateliers tombés en désuétude.
Il faudra toutefois attendre l’arrivée de Suzanne et Georges
Ramié, créateurs de la poterie Madoura, pour une reprise
décisive de l’activité céramique, reprise confortée par leur
rencontre avec Picasso. Dès 1946, ce dernier participe à
l’atelier en réalisant les prototypes d’une prodigieuse production
qui mettra fin aux désarrois de la ville. Ce sera bien
sous un ciel azuréen, que se grisent à nouveau les fumées
de bois qui brûlent et hurlent la passion du feu enfoui au
plus profond des enfournements, là où se révèle de l’attente
le miracle de la beauté des choses en création.
Les oeuvres de Marc Piano se conçoivent ainsi depuis la
fin du XXe siècle. Elles résultent d’un parcours rétrospectif
qui explore une recherche compromise pendant quinze
ans. Le répertoire ainsi élaboré, sa présentation s’impose
par un choix délibéré et opéré en partie dans la collection
du sculpteur : l’ensemble monographique constitué retrace
des expériences volontaires, les objets créés s’extirpent des
phases diverses de créations, ils se composent avec assiduité
par un esprit forgé en autodidacte. En dépit du socle
de référence que représente cette dernière analyse, Marc
Piano ne souhaite pas que l’on s’attarde sur son passé. Il
occulte, dans sa vie d’homme, une étape essentielle de plus
de vingt ans de travail, en amont de la période qui nous est
donnée à voir.
Ce temps qu’il désapprouve est relatif à son premier métier
de tourneur, activité à ses yeux uniquement lucrative. Il dit
l’avoir pratiqué aussi bien pour survivre et plus encore pour
vivre un temps aux fins fonds de la Nouvelle-Calédonie et
de l’Australie. C’est tout à son honneur, puisque de cette
expérience, il a tiré un sens inné de l’équilibre et de la mise
en situation des objets dans l’espace. Marc Piano pratique
un art sculptural dont les techniques de la céramique l’occuperont
pour le reste des ses jours. C’est cependant bien au
coeur de Vallauris que son langage s’est affiné, avec force et
raison, bien après la vague fructueuse des grands noms de
la céramique. Car dès la fin des années quarante, Picasso
et ses nombreux invités du monde de l’art faisaient déjà de
la cité azuréenne le centre du monde, par leur créativité et
leur richesse humaine. La victoire de Marc Piano sur l’esprit,
qui marquera l’imaginaire de toute une génération d’artistes,
prend forme par la distance établie dans sa recherche
et qui le transporte vers un univers d’une singularité pareille
à aucun autre, sinon celui de sa propre vie. Avec une réelle
concupiscence, Marc Piano désinhibe son esprit de la fantasmatique
débordante du temps. Toutefois, il sait mêler,
dans ses inventions surréalistes, un bestiaire aux formes
zoomorphes ou hybrides, des idées puisées au cours de ses
nombreux voyages - comme de sa rencontre avec le peuple
kanak – son admiration des multiples végétations exotiques
observées au cours de ses longues marches ; des images
incrustées et retenues aux sources de son imaginaire et
dont il a su tisser, dans son exploration, des sentiments expressifs
liés par une constante de primitivité.
L’oeuvre totémique de Marc Piano s’éprouve dans l’affiliation
à l’histoire la plus ancienne de la céramique mais s’affirme
aussi dans la chronologie des artistes guidés par l’esprit de
liberté insufflé par le génie picassien, tels que Roger Capron,
Jean Derval, Roger Picault, Roger Collet, Gilbert Valentin, Les
Argonautes, André Baud, Paul Chambost, Gilbert Portanier,
Eugène Fidler, Jacques Innocenti, Alexandre Kostanda,
Robert Pérot, Palmyre Malarmey, François Raty, Gustave
Reynaud, Michel Anas, Olivier Roy et tous ceux qui ont participé
au renouveau de l’art de la terre et du feu.
Marc Piano, par la vision imaginative qui le possède et que
l’on peut déceler par un simple regard porté sur la moindre
parcelle de terre cuite, rend compte d’un monde où tous
les archaïsmes représentés sont le privilège de l’invention.
Ils s’entrecroisent dans ses constellations miraillées, ses
colosses campés comme des dieux puisés de mythologies
soudaines. Leurs chairs de mutants, épuisées par la matière
d’une terre de chamotte pigmentée au manganèse, souffrent
d’une cuisson menée à bout de souffle. Tous, alignés
comme des ancêtres, bordent nos rêves d’aventures, au
fond des passages où se rencontrent des esprits aux idées
tribales. Réinventés par la terre, l’eau et le feu, ces peuples
inouïs respirent séparément le silence, comme les peuples
qui observent dans l’obscurité de la nuit, autour d’un feu,
l’avenir qu’ils dessinent sur le pourtour des étoiles.
Frédéric Ballester
Directeur du Centre d’Art La Malmaison